La blanche de Bruges


Dans la collection
G&g 2004,

 

L’histoire

Brice revient dans son village natal : son père est en train d’y mourir. Il nous livre peu à peu les bribes de son histoire en retrouvant des lieux et des gens familiers. L’histoire le ramène au début des années 60, au moment de la guerre d’Algérie. Il est alors lycéen et va se prendre d’amitié pour Tanguy, un ami de son père, engagé volontaire, qui est en permission. Amitié initiatrice : première cigarette, première bière, première fille… Tanguy va déserter et il sera arrêté sur dénonciation de son père. D’où cette rupture de quinze ans. Après l’enterrement viendra une certaine réconciliation intérieure et l’envie de renouer avec cette belle amitié. Un séjour à Bruges y pourvoira…

 

 

     

Ed. Petit Véhicule
2009

 

Un extrait

« Elle chialait comme une truie en se débattant. Le lieutenant avait réussi à lui bloquer les mains à l'arrière pendant que moi et Villeneuve on s'occupait du bas. » Il éclate d'un rire suraigu en martelant la table du poing. Un verre tombe et se brise. Les autres sont pliés en deux et d'un coup on ne s'entend plus dans le bistrot. Mon père claque des doigts en direction du patron, Tout le monde reste à la Kro ? A peine si la voix porte dans le brouhaha qui secoue la table. Ça fuse de partout. Brozzi a la chemise qui pend, manches retroussées et poitrail ouvert malgré le petit froid de la mi-septembre qui est descendu sur le pays avec les pluies. Guillemin tombe la veste, il essuie ses grosses lunettes d'écaille dans son mouchoir. Ses épaules tressautent. Mon père rit à s'en décrocher la mâchoire. Il essaie de se rouler une cigarette mais le papier maïs craque et le scaferlati s'émiette dans son verre. Putain, le con, ce Lavaud ! L'autre pousse une espèce de hurlement, il lui lance une bourrade. Mon père vacille sur sa chaise et tombe à la renverse dans un fracas de bois. Cette fois même le patron s'y met. Il a posé sa bouffarde sur le zinc, il est secoué de hoquets bruyants. Du même revers de la main il s'essuie les yeux et la moustache où pend une longue morve.

[…] Ils en sont au champagne. Le patron s'est assis à la table. Il a changé les verres. Le bouchon pète vers le plafond et la mousse blanche se rue sur le formica. Ils ont déjà la coupe aux lèvres, Guillemin porte un toast, A quoi ? Aux retrouvailles ! Ça faisait une paie, bon sang, ça fait près d'un an et demi, non ? C'est Brozzi qui a posé la question. L'autre d'un seul coup s'est arrêté, Dix-neuf mois et treize jours. La voix sombre tue les rires. Les regards s'échappent, plongent vers le fond des verres. Mon père se racle la gorge, Putain de guerre !

L'autre s'est levé pour aller pisser dans la cour. Il passe près de l'arrière-salle sans me remarquer. J'entends le long jet sonore contre la descente de gouttière. Il a laissé la porte ouverte et de ma table j'aperçois le petit rectangle de lumière de la cuisine. Lui aussi sans doute car sa silhouette s'encadre dans la découpe de la fenêtre, immobile un long moment. Il reste sans bouger pendant que la nuit tombe.

Alors, Sidi qu'est-ce que tu fiches ? Normal, ça fait un an et demi qu'il se retient ! Il a peur que les Crouilles lui coupent ! Le rire brutal du patron secoue le bistrot. L'autre quitte la fenêtre, il a encore un geste de la main avant de se retourner. Il m'aperçoit, Mais qu’est-ce qu’il fait, celui-là ? J'attends mon père. Eclats de rire, Ton père, il aura du mal à rentrer ce soir. Il se lève, Dis à ta mère qu'elle ne s'inquiète pas, dis-lui que Tanguy est en perm.

De dehors on entend les bouffées de voix. Je me hâte dans l'humide de la nuit, froide et dure. Sans étoile.

Tombe tout habillé sur le lit, couvert de neige.

     

Une lettre de Luc Vidal
« Septembre 2009

 

 

Tes livres sont des chansons cris qui déchirent le silence. Ça ressemble à une vie, livre étonnant reportage sur la guerre et son horreur. La vie, son cours simple, le premier restaurant, la naissance du petit, la tendresse d’un père pour son fils, les personnages de tes livres en général donnent des noms à la solitude d’être. Je ne les ai rencontrés dans aucun dictionnaire. Par exemple au chapitre 7, il est écrit : « C’est la nuit, il est seul, il sort sous les étoiles le chien le suit en claudiquant… Il est seul au monde sans rien ni personne… »
Ton art romanesque est un art allusif. Il y a du Claude Simon des Géorgiques dans ton approche du réel, l’écrivain mène l’enquête dans les arcanes de la vie et au bout du chemin, la mystérieuse mort. Ton Sans retour, sur le cimetière chinois de Nolette, en collaboration avec Adriana Wattel, est particulièrement émouvant. Est-ce parce que tu as eu le bonheur d’être porté par un fort sujet (comme tu me l’as confié) ? C’est comme si cette réflexion s’appliquait à tes chansons. Par analogie, je pourrais affirmer que tes chansons ont à voir avec tes romans.
Tes romans enveloppent le lecteur des certitudes incertaines de l’existence. Tes œuvres sont baignées par l’âpre et douce mélancolie du couchant. J’invite le lecteur à se laisser pénétrer par la justesse et la finesse de ton style. En voici un exemple, issu de La Blanche de Bruges : « Brice, il faudrait que tu viennes. Elle dit cela sans précipitation, d’une voix calme, presque froide. Détachée. Il faudrait que tu viennes, je crois. Lucile prépare la valise, une chemise, un pantalon, je dormirai là-bas. Je caresse son ventre, l’arrondi bombe sous la robe… demain. Ses yeux. »
Tes personnages vivent entre deux mondes. Tes phrases incisives, licencieuses syntaxiquement parfois traduisent cet univers, cette perte de soi-même. Le chevauchement des mémoires et des époques indique les soucis de ta recherche dans l’âme des choses et des hommes.
Tu aimes cette Picardie aux cieux bas et gris, lumineux de temps à autre comme la chanson qui rythme ta vie et tes romans. Ce silence entre nous, La Blanche de Bruges, La Mécanique du cœur vivent en continu solidairement dans ta mémoire de romancier. »