« Le lièvre de Patagonie – Mémoires »

Claude Lanzmann, Gallimard.

 

J’avoue m’être peu intéressé à l’homme qui se cachait derrière « Shoah » avant de lire ce bouquin. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que j’y aurais pris alors de l’intérêt car je fréquente peu les philosophes. Je crois que j’aurais de toute façon préféré, dans la famille Lanzmann, le frère romancier, Jacques – plus connu comme parolier de Dutronc, c’est-à-dire quand même comme l’auteur d’un monceau d’inepties ! Mais ses bouquins avaient un vrai climat, chaud, chaleureux, avec de beaux personnages tendres – je me fonde là sur la seule « Baleine blanche » alors que le bougre en a écrit plus d’une quarantaine...

Claude Lanzmann écrit en ordonnant un minimum ses souvenirs – chronologiquement. Mais son premier chapitre est un parfait contrepied. « La guillotine aura été la grande affaire de ma vie. » est sa première phrase. Suivent quinze pages dans lesquelles, de pays en pays, il traque la dernière image, celle du condamné à l’ultime moment « de vérité » (aurait dit Robert Capa).

La guerre à Clermont-Ferrand, les années d’adolescence entre Résistance et une mère très indépendante d’esprit et de mœurs, qui fréquente les milieux littéraires. C’est à partir du moment où il devient le secrétaire de Sartre que peu à peu les choses se mettent en place. Il a, sur Sartre, des lignes magnifiques d’admiration jamais reniée et de tendresse : « Les ennemis de Sartre se sont gaussés de sa laideur, de son strabisme, l’ont caricaturé en crapaud, en gnome, en créature immonde et maléfique, que sais-je... Je lui trouvais, moi, de la beauté, un charme puissant, j’aimais l’énergie extrême de sa démarche, son courage physique, et par-dessus tout cette voix d’acier trempé, incarnation d’une intelligence sans réplique ». Vient l’amour passionné pour Simone de Beauvoir, avec laquelle il vivra sept ans. Là aussi une tendresse qui survivra à la séparation – Claude Lanzmann dit ne pas résister à la beauté fulgurante des femmes.

On sent, à travers l’aventure des Temps modernes qu’il dirige toujours, non pas se forger une conscience puis-que son engagement dans la Résistance en vaut toutes les preuves, mais s’affirmer des lignes de force, des choix qui, depuis l’Israël naissant et défendant sa vie, le mènera à l’immense aventure de sa

vie : Shoah. Douze ans ! Il lui consacre le dernier cinquième du livre et c’est évidemment le plus prenant. Une telle nécessité vitale d’aller au bout des choses viendront à bout de tous les obstacles – y compris, après coup, les interventions du lobby catho-révisionniste (polonais en l’occurence) – le même que l’on voit à l’œuvre avec la décision de canonisation de Pie XII – mais il n’y a que les imbéciles ou les malveillants pour croire que toute religion pourrait être autre chose qu’une entreprise d’asservissement. Toutes !

Lanzmann, et ce n’est pas le moindre des étonnements, ne nous raconte pas une histoire passée, il nous parle d’aujourd’hui. Car sa passion est intacte, intactes ses colères, identiques ses engagements – une sorte d’anti-Gluksmann (par sa fidélité, quand le néo-« gauchiste » donne dans la sarkolâtrie) et tout à la fois d’anti-BHL (par son refus du dandysme et du faux-semblant) pour le situer au sein d’une certaine « famille ».

On aurait pu se noyer dans le côté d’Ormesson d’une traversée du siècle à fréquenter les célébrités. Aucun risque avec ce procureur intraitable : il demeure l’homme de Shoah. Il le sait, il a conscience que le film résumera sa vie dans les biographies. Shoah lui donne une rigueur morale, une éthique dont il ne se départit jamais. Il ne s’accommode pas avec son passé, il n’a plus l’âge des coquetteries.

Et, bon Dieu, quelle langue ! Je l’ai lu avec le dictionnaire à portée de main. Non que ça ne coule pas mais le lexique est précis, fouillé, abondant. Une merveille... J’oubliais : ce gars-là a des enthousiasmes de 20 ans...