Le marteau-piqueur

Dans la collection
Tremplins,
CRDP Amiens

 

C’est un pari singulier qu’ont relevé Hervé Binet et Denis Dormoy : celui d’aborder les écritures poétiques en Segpa (section d’enseignement général et professionnel adapté). Dans cette filière de formation professionnelle, l’enseignement de la langue penche plus souvent du côté des « utilitaires » : CV, fiche de Sécurité sociale, journal… Avec Ponge et Guillevic, ils amènent les élèves à observer la réalité et à lui donner une charge poétique inhabituelle. Chez les écrivains américains de l’errance, ils trouvent les moyens linguistiques pour laisser s’exprimer tout à la fois le minimalisme lancinant de la vie quotidienne et les grandes questions existentielles que l’on ressent de si près à l’adolescence. Et, miraculeusement, des écritures personnelles se dégagent, prennent corps. Elles décrivent les gens et les situations : le menuisier ou le mécanicien auprès de qui l’on a passé quelques semaines de stage, les silhouettes anonymes de la rue ou du supermarché dont une attitude, un geste, une façon d’être ont fait, sous le travail des mots, des personnages. Il ne s’agit pas de « poèmes libres » mais de textes longuement travaillés, et sans doute plus dans l’architecture syntaxique que dans le vocabulaire. Dans ce type d’atelier, tout fait matière linguistique, et jusque les erreurs, les approximations, et tous ces fragments de phrase qui peuvent bien avoir été lancés par l’écrivain ou par le maître mais qui, dans le tutorat d’écriture installé, prennent corps et font sens sous la plume de l’élève.

     
dernier chapitre  

PORTRAITS

Toujours les mêmes carnets de notes et les mêmes consignes d'écriture en stage : « Notez tout ce que vous pouvez observer chez une personne rencontrée en stage (détails physiques, expres¬sions, tics de langage, manies, gestes répétés, relations aux autres, vos réactions ou impressions). » Invitation à mettre en mots quo¬tidiennement.
Au retour, les élèves commencent à coucher tout ce savoir sur le papier. Juste deux ou trois lignes pour certains. Alors le maître dia¬logue avec eux, questionne, véritable maïeutique pour l'émer¬gence d'un premier jet. Puis essai de structuration du texte, regrou¬pement d'informations, ajouts et retraits, tout en conservant les mots originaux, ses structures de phrases.
Première version presque définitive lue en classe, retouchée par son auteur s'il se sent dépossédé ou si quelque chose d'autre lui revient. Importance du temps de gestation qui permet de filtrer, d'affiner, de passer de la réalité observée à sa représentation en texte, à la réalité du texte. Seconde version définitive.
Ce travail apparaît significatif du rôle de l'écrivain dans la classe: il accompagne l'écriture. Il fait découvrir des mots, des structures de phrase, il donne à entendre la voix d'autres écrivains. Bref, il permet à la littérature de faire irruption dans l'écrit scolaire, fût-il très démuni. Il n'écrit pas à la place des élèves mais avec eux, et dans le texte final transparaît ce qui est « sa part à lui de l'écriture de l'autre » : un mot ou, le plus souvent, une ellipse car, une fois les matériaux au pied du poème, le reste est affaire de construction.

1. TRAVAILLER LE DÉTAIL

Le questionnement oral et les échanges auxquels il donne lieu jouent un rôle essentiel car peu d'élèves savent, d'emblée, trouver un point d'appui pour leur poème. La plupart se contentent de citer le nom du personnage, sa fonction ; pour la description phy¬sique, une seule caractéristique leur suffit, qui donne vaguement une allure, une silhouette (« II est gros, maigre, grand... »).
Le comportement se réduit souvent là aussi à une anecdote, à un tic - l'attention des élèves avait été attirée sur ce point : les manies, les tics, qui constituent toujours un point d'accroche intéressant pour un texte. Bref, la plupart des personnages sont assez banals, ils n'ont pas grand-chose qui retienne réellement l'attention. Le travail oral va permettre d'étoffer les descriptions et de trouver le détail sur lequel mettre l'accent.
Trois outils linguistiques sont utilisés: l'énumération, la répétition, la comparaison.

L'énumération
Elle porte des lunettes, des bijoux, une alliance en or. Elle porte souvent des vêtements de teinte acajou, un pantalon renard, des chaussures fauve foncées. (« Danielle »)
Léger boitillement, une jambe plus courte, pas très grand, visage rond mal rasé - picots blancs - yeux brouillés, lunettes grises, verres poussiéreux, cheveux blancs, bientôt à la retraite. (« Le marionnet¬tiste »)
Blouse blanche, sourire, petits yeux, cheveux noirs, large bouche, petites oreilles, fume toutes sortes de cigares. Alliance au doigt, main chaude, dents blanches, aime la musique de jazz, chaussure blanche, grand chapeau du chef (« Le chef »)
II a un visage rond/ll a le crâne dégami/ll a un gros nez, une grosse truffe en fait/ll a une petite moustache/II a une bouche qui sent l'al¬cool. (« Le pâtissier »)
La question posée par l'énumération est celle du rythme de la phrase. Dans une première étape les élèves se fixent sur un rythme régulier (dans les exemples ci-dessus, substantif + adjectif) qui va jusqu'à sérier les mots dans un registre (cf. les adjectifs de couleur dans l'extrait du « Chef »). Ce n'est que dans un second temps, et grâce à l'intervention du maître, qu'ils réussissent à gagner une certaine liberté et à casser une trop grande régularité dans la métrique en créant des « déhanchements syntaxiques ».

La répétition
Simone est grise/C'est un fil de fer maigre dans un imperméable gris/[...] Elle est de quelque part/d'un de ces immeubles gris/[...] Sur son menton/quelques poils raides et gris, souvent elle tire dessus. (« Simone »)
Les mains propres le matin et sales l'après.midi,/le jean et le pull sales,/ les Reebok vieilles et sales. (« Johnny »)

Ce principe de répétition est utilisé pour créer un effet dans des textes manquant un peu de relief. « Il fumait tout le temps et les chiens se baladaient tout le temps en reniflant./Le patron avait tout le temps les cheveux toujours bien coiffés, bien lavés, et avait tout le temps des chaussures noires, propres, jamais sales, et tout le temps le sourire.,. (« Le patron »)
Beaucoup de textes ont eu recours au binôme « toujours/jamais » et à leurs avatars adjectifs. « Les yeux tout le temps en train de sourire./Menuisier de métier, éternelle blouse bleue/II ne met jamais de chaussures de sécurité/Il ne se blesse jamais : aucun doigt ne manque/à l'appel./Aucun outil ne doit traî¬ner.» (« Le menuisier »)
La répétition crée un point de fixation pour le lecteur, un peu comme un refrain. Elle peut aussi traduire chez le personnage un phénomène routinier ou obsessionnel. Ainsi, dans « L'employé»: « C'était un employé de bureau./Il se lavait les mains/qu'il avait nettes comme honnêtes ! » C'est un obsédé de la propreté : « Il était maigre, strict,/avec des doigts blancs/au bout de mains toujours propres. » Même son bureau « sentait la savonnette ». Le poème se termine par l'évocation d'une bague « qu'il retirait/chaque fois qu'il se lavait les mains ».

La comparaison
La comparaison permet souvent de débloquer une situation d'écriture : elle offre une échappatoire à l'expression et, introdui¬sant un élément sémantique en partie extérieur, elle crée des connotations qui sont souvent propices à susciter l'imaginaire du lecteur.
« M. R. » offre trois procédés linguistiques:
• la conjonction comme : « La fermeture éclair/de sa salopette est/tendue comme un câble. »;
• l'usage d'une locution verbale: « Quand il te serre la main/on dirait un caillou » - « Son poing fermé, doucement/une boule de papier froissé, on aurait dit. »;
• la simple juxtaposition des termes : « Ses gros doigts, du papier à poncer. »
On trouve aussi, dans « L'ébéniste » : « Quand il parle, ses mains deviennent des marionnettes qu'il fait danser, ses gestes, des rimes. »

La couleur
Comme les textes ont une vocation descriptive, les formes et les couleurs ont évidemment leur importance. À côté du noir et du blanc majoritaires, on trouve aussi le bleu (y compris de travail), le gris (et la grisaille) ; on trouve des cheveux « poivrés » et des che¬veux « poivre et sciure », un pantalon vert, du rouge à lèvres, une dent en or, de l'acajou, du renard et du fauve, un cigare marron et des dents qui jaunissent.
Le texte suivant joue sur la symbolique des couleurs.

LE GARAGISTE

Sur sa grosse tête carrée
de gros cheveux frisés noirs.
Une longue cicatrice blanche lui barrait le nez.
Derrière des lunettes carrées
des petits yeux surveillaient.
Des petits points noirs
au creux des oreilles.
La gauche supportait une boucle jaune.
Dans sa grosse barbe noire
des petites lèvres serrées
tenaient un cigare marron
Infailliblement.
Il était gros et petit.
Toujours en blouse bleue, toujours propre.
De grosses mains en sortaient
aux grosses veines bleues.
II vendait des voitures d'occasion
de toutes les marques.
Toutes les heures,
il venait au fond du garage,
surveillait le boulot
derrière ses lunettes carrées
et repartait.

2. ORGANISER LES INFORMATIONS

Lorsque toutes les informations sont identifiées et formulées, la question se pose de savoir dans quel ordre les présenter au lec¬teur.

La fiche signalétique
L'élève remplit en fait une fiche signalétique, comme on le fait pour une demande de carte d'identité ou un curriculum vitae : nom, prénom, âge, profession, signes particuliers. Cette organisa¬tion basique du texte permet de démarrer, de se lancer, d'écrire un premier texte même s'il n'est pas fameux. File est l'antidote du blocage. Le texte suivant ne comporte que deux ou trois notations non identitaires (l'odeur de cigare, la marche boitillante et l'ex¬pressif des mains) mais cela suffit à constituer le personnage.

L’EBENISTE

AM Ébéniste, menuisier, charpentier, 45 ans. Pas très fort, cheveux poivrés, odeur persistante de cigare, jambes un peu faibles, la droite se déboîte parfois quand il marche, drôle de tic.
Vêtements très sales, cloques de plâtre séché, odeur de moisi, peau étrange, croûteuse, bras forts. Quand il parle, ses mains deviennent des marionnettes qu'il fait danser, ses gestes, des rimes.

Portrait physique puis portrait moral
Organisation classique d'un texte qui n'a pas à mettre en valeur un élément central, remarquable pour son originalité. Comportement dirait ici mieux les choses que portrait moral. Les élèves ont du mal à distinguer l'habituel de l'occasionnel et à dégager ce qui fonde le caractère du personnage,

LE MAÇON

Les mains salies par le béton, ciment mortier. Son bleu, c'était un vieux pantalon et un vieux pull. Il ne fumait pas, avait plein de rides quand il rigolait.
Il parlait beaucoup avec les gens. Il parlait peu à ceux qui tra¬vaillaient avec lui. Il leur criait après, beaucoup. Travaille plus vite ! disait-il, lui, il ne travaillait pas beaucoup, Il ne portait rien de lourd.
De temps en temps, il était gentil avec nous.

Ce texte trace le portrait d'un parfait anonyme. On ne saura même pas son nom. Le premier paragraphe présente quelques élé¬ments de description physique. Le second décrit le comportement du personnage. L'ensemble reste distant et peu fouillé. Seule la réponse à la question « Était-il bavard ? » est réellement développée.
On notera la chute qui s'articule par « de temps en temps » avec le précédent paragraphe, scandé, lui, par les « beaucoup ».

LE CHEF

Blouse blanche, sourire, petits yeux, cheveux noirs, large bouche, petites oreilles, fume toutes sortes de cigarettes.
Alliance au doigt, main chaude, dents blanches, aime la musique de jazz, chaussure blanche, grand chapeau de chef.
Grand, aime le café froid, boit beaucoup de jus d'orange, toujours propre, poilu des bras et des jambes.
Tous les midis, il boit une bière avec le gardien de l'usine.
II aime aussi tout savoir sur la vie des autres (ta mère elle vit avec quelqu'un, où qu'il travaille ton père, et toi...).
Taquin, il peut être désagréable et insulte les cuisinières (sales pétasses, pouffiasses, p...) et leur tape fort sur l'épaule.
II aime nourrir la mascotte de l'usine, un chat.

Même organisation, cette fois appuyée par des relevés d'indices beaucoup plus nombreux. Les paragraphes vont par deux : des¬cription physique (§ 1, 2), un trait de comportement, la boisson (§ 3, 4), deux traits de caractère, la curiosité (on frôle le sans-gêne) et la familiarité (le sans-gêne se révèle) (§ 5, 6) avant un vers de conclusion sur une information décalée où le lecteur peut pres¬sentir d'autres aspects de la personnalité (il est capable de gen¬tillesse, voire de sensiblerie).
Les deux premiers paragraphes ne comportent aucun verbe actif (« fumer » n'est présent que par nécessité syntaxique). Certains éléments sont sciemment intégrés dans une énumération où ils n'ont pas place, pour casser le systématisme de l'énoncé : « aime la musique de jazz » serait plus à sa place dans la troisième partie ; « grand » devrait être dans le tableau physique (comme « propre » et « poilu »).

Exploiter les manies
La manie caractérise le personnage plus sûrement que tout autre signe. Sans doute parce qu'il y a, dans cette attitude, cette gestuelle ou ce parler incontrôlés, quelque chose d'une expression incons-ciente, d'une vérité plus vraie que nature. On sait à quel point la parodie et la satire exploitent ce filon : aux « Guignols de l’info » on a pu souvent vérifier que la caricature de langage, même exces¬sive, finit par s'imposer comme l'expression exacte, profonde, du personnage.
Chaque fois qu'il a été possible de repérer une manie, elle a tenu un rôle central dans le poème. Dans « Didier », c'est le cérémonial du cigare qui retient l'attention :

Un peu bouboule, tête ronde, moustache noire, cheveux noirs, Didier a la chemise ouverte sur le ventre rebondi, couvert de poils.
Des poils sur les mains, sur les pieds aussi.
Sur sa chemise, il enfile son bleu de travail - sa cotte - plein de taches de peinture et de colle.
Dans sa poche, une boîte métallique marron.
Il la sort. Clic. la boîte s'ouvre. II en sort un cigare et une boîte d'al¬lumettes. Il pose la boîte métallique à côté de lui, sur une chaise à côté d'un poste de radio.
Ça le met de bon poil.

Dans « M. R. » on retrouve un cérémonial, celui du café. Alors que l'essentiel du texte tourne autour des mains qui sont l'image de la besogne, le café représente la pause, la capacité à être aussi quelqu'un d'autre que l'homme aux mains sales.

M. R. est ce
qu'on appelle
un petit bouboule.
La fermeture éclair
de sa salopette est
tendue comme un câble.
Prête à péter.
Son bleu sent la graisse du garage.
Ses mains sont sales,
poussière et limailles, très sales
fissurées par les vidanges
gonflées par les huiles
bosselées d'avoir bossé.
Ses gros doigts, du papier à poncer.
Quand il te serre la main
on dirait un caillou
quand il te dit au revoir
on dirait un casse-noix.
Son poing fermé, doucement
une boule de papier mâché, on aurait dit.
Et ça faisait un peu mal,
ça écœurait.
Pas avoir ses mains...
Toutes les deux heures :
café noir, pur
assis au bureau, touillait doucement
buvait petit à petit
très lentement
il prenait son temps.
Ne pas écraser son gobelet.

Manie comportementale encore chez « Simone» (« À la caisse elle demande toujours/un cageot. Tous les jours. ») ou chez le propriétaire du Master dans «Prosper» (« II n'arrêtait pas de tirer sur un mètre à ruban,/ continuellement à mesurer/tout, un tic rapide. »). Chez « Bonnard », la manie devient vraiment un élé¬ment important de la personnalité : c'est un homme pressé. Trois éléments traduisent cette précipitation maladive : la marche bien sûr, la montre et les clefs (sans oublier le jeu sur le nom de la bière, avec Kronenbourg).

BONNARD

Le cheveu blanc gris, la main poilue, l'ongle noir.
II regardait toujours sa montre
II marchait vite
II torturait un trousseau de clefs
II était toujours pressé,
énervé comme un animal inquiet.
Des lunettes rondes posées sur un nez pointu
qu'il remontait souvent
noir de cambouis au bout.
Le reste du visage n'était que barbe et broussaille
II regardait souvent sa montre
II avait de grandes jambes - baskets craquées -
Cliquetait, cliquetis pressé,
il rigolait toujours.
Une dent en or étincelait alors
Juste à côté d'une dent cassée.

Sentait la bière Chrono
Pas feignant, costaud.

Imposer un élément emblématique
Parmi tous les traits physiques et les traits de comportement, il est intéressant de dépasser le stade de la simple énumération, de la juxtaposition pour hiérarchiser les informations et dégager un élé¬ment emblématique du personnage. Si l'élément est un peu artifi¬ciel, s'il ne s'impose pas réellement dans le portrait du person¬nage, le trait est forcé et tire sur la caricature.
Dans « Vladimir », ce sont les moustaches qui tiennent le devant de la scène. Elles impressionnent visiblement les footballeurs en herbe, elles les poursuivent (jusque dans leurs rêves ?). La fin est d'une sobriété magnifique et poignante.

VLADIMIR

Vladimir est espagnol
comme son nom ne l'indique pas.
Vladimir aime le foot
II est entraîneur.
Vladimir crie, hurle et gesticule
Il a un accent
Il a des poumons
II fume beaucoup
De tout, tout le temps, à tout bout de champ
et surtout le cigare.
il transpire tout le temps, nerveux.
II a des moustaches
rousses, bouclées à l'ancienne.
Il tire dessus, les triture
les tortille, les roule comme du tabac.
Il nous lâche pas
quand on s'entraine
sur les routes départementales
Il nous suit en voiture
et ses moustaches hurlent
des ordres : « Plus vite, déplace-toi ! »

Quand on perd, Vladimir,
Y'a pas plus triste.

On peut comparer ce texte à « M. Maxime » où il est aussi ques¬tion de « moustaches à l'ancienne » mais cette particularité n'est pas exploitée dans la suite du poème, qui manque sans cloute de relief.

M. MAXIME

M. Maxime
a de longues moustaches en guidon de vélo
comme on n'en fait plus :
Menuiserie traditionnelle.
De la casquette verte sortent de longs cheveux
poivre et sciure qui inondent le col de sa veste bleue
pleine de colle à bois.
Le pantalon est vert et tombe sur
de grosses godasses
qu'on devine avoir été noires.
II marche vite.
Dans son bureau, il mange les ongles
de ses grosses mains sales, pleines de cicatrices
et de petits coups.
Il me montrait toujours
comment charrier les sacs de sciure
avec le diable.

Le premier vers dit clairement les choses pour « Simone » : « Simone est grise ». Gris des Immeubles environnants, gris de son imperméable, gris de ses poils de menton... On l'aura compris, gris de sa vie anonyme et constamment rabâchée.

SIMONE

Simone est grise
C'est un fil de fer maigre dans un imperméable gris
en toute saison
des socquettes même en plein hiver.
La première, elle fait l'ouverture de la supérette
immanquablement.
ElIe est de quelque part
d'un de ces immeubles gris.
Du col, sort une tête
tellement ridée qu'on dirait
qu'elle grimace tout le temps.
Sur son menton
quelques poils raides et gris, souvent elle tire dessus.
Ses cheveux longs mêlés de noir et de blanc
sont tirés toujours maintenus
en queue-de-cheval par un élastique.
Elle n'est pas féminine
ni masculine
petite chose anonyme.
Elle achète presque toujours la même chose
pas grand-chose, une baguette,
une boîte pour son chat,
quelques conserves, et un gros paquet de guimauves
- elle aime la guimauve -
c'est tout.
(Parfois, une bouteille de cidre
et un lot de quatre ou neuf
bouteilles de vin quand son mari en voulait)
À la caisse elle demande toujours
un cageot. Tous les jours.
Elle quémande pour son feu.
Si jamais il n'y en a pas
grande agitation
elle crie elle hurle d'une voix aiguë.
Tout le monde en prend pour son grade
puis elle s'en va
mais demain elle sera là.

Dans « Hervé Étalon », le premier vers, très surprenant, « 6000 baguettes par jour », traduit aussi un élément-clef du personnage : sa maigreur. « À ce tarif-là/tu peux pas être gros ». Le rythme du travail est superbement rendu dans deux vers : « les tartes ceci, les tartes cela » (on croule sous le nombre, on oublie même ce dont elles sont faites) et « entrer sortir, entrer sortir, sans arrêt. » (on en est réduit à n'être plus qu'une gestuelle efficace). Ces expressions sont empruntées au langage parlé et, plus que beaucoup d'autres, ce poème s'entend tout en se lisant.

HERVÉ ÉTALON

6000 baguettes par jour
A ce tarif-là
tu peux pas être gros
surtout si tu te lèves à 4 heures.
La boulange ça change
peut-être mais pas ici.
Hervé, il était
carrément efflanqué.
En plus des 6000 baguettes industrielles
- ça fait une douzaine de chariots bien tassés -
il faisait lui-même
les éclairs, les choux
à la poche à douille les tartes ceci, les tartes cela.
II pouvait pas être gros
Ses mains, il pouvait plus les ravoir
à cause des plaques du four qu'il manipulait,
noires, encrassées,
entrer sortir, entrer sortir, sans arrêt.
II me demandait toujours de l'aider
pour sortir ces sacrées plaques.
Sur son tablier blanc
sur ses chaussures blanches et sales
de longues taches de crème pâtissière.
Sur sa tête, un petit calot blanc
avec un trait rouge posé toujours bien droit.
Il voulait toujours que
je l'appelle par son nom :
Étalon. Hervé
il rigolait souvent.

Donner sa propre lecture
Depuis le début de l'atelier, toutes les consignes successives tournent autour d'écritures dégagées des sentiments : non qu'elles les rejettent mais elles dénient la nécessité de les exposer clairement, ou plutôt en clair, avec, pour faire vite, le vocabulaire romantique que l'on connaît. Certains personnages cependant sont suffisam¬ment forts pour que les sentiments qu'ils inspirent transparaissent sous la plume de l'auteur.
Ainsi, dans « Colombe », qui dégage une pitié émue. Son allure : une « tête fatiguée » que les cheveux courts et la charlotte blanche érigent en image pieuse. Colombe est une sainte. Ce qui suit justifie cette réputation : toute une vie de dévouement et de labeur qui confine au martyre, tant sont éprouvantes les conditions de froid et d'humidité. Piètres consolations que le café et les cigarettes ! Quoi d'étonnant à ce qu'elle porte à la ceinture - comme d'autres leur cilice ou leur scapulaire - l'instrument de son supplice ?

COLOMBE

Colombe
a la tête fatiguée
de ceux qui dorment mal et qui sont matinaux.
Elle porte une blouse blanche
un tablier blanc, une charlotte en
papier blanc enfoncée sur des cheveux courts.
Elle a passé des années
penchée, courbée sur ses éviers
à gratter, émincer, ciseler, éplucher et trancher
le poireau, le persil, le chou et le reste
à laver, à laver, à laver...
des heures à l'eau froide
les mains mouillées, blanches et rouges.
les doigts glacés, raidis tout engourdis.
II n'y a que le café pour les réchauffer.
Alors elle en fait, elle en boit.
Et des cigarettes américaines,
elle en fume, elle en fume.
Elle porte à la ceinture 20 cm
de tuyau d'arrosage en caoutchouc
dans lequel elle glisse son couteau de cuisine.

À noter, dans ce texte, les énumérations et répétitions qui lui donnent sa force. Si l'on prend l'idée de l'eau, la première évocation est celle des éviers, qui situe la profession, puis ce vers terrible : « à laver, à laver, à laver... », immédiatement repris dans les lignes suivantes : « eau froide », « mains mouillées », « doigts glacés » [on se remémore alors qu'elle fait partie des « matinaux » qui affrontent les froids vifs de l'aube], la difficulté « pour les réchauffer ». Sans oublier, au final, les « 20 cm de tuyau d'arrosage en caoutchouc ».
Le personnage de Rosalie affiche d'emblée son « regard de mort ». L'expression revient cinq fois pour rythmer le texte. Tout tourne autour de la mort : l'âge de Rosalie, sa peau « froissée/chif¬fonnée par le temps/un vieux torchon qu'on a repassé et repassé/à la machine à laver », ses cheveux, son allure de « Quasimodo en robe », sa manière de se déplacer « en frottant des pieds... dans les longs couloirs de la maison de retraite ». De plus elle perd la raison et retombe en enfance. Est-elle vraiment folle ? En a-t-elle vérita¬blement « un grain » ? Rosalie est l'image vivante de la mort.

Regard de mort.
Rosalie est très loin de sa retraite.
Elle a la peau froissée
chiffonnée par le temps
un vieux torchon qu'on a repassé et repassé
à la machine à laver.
Elle nous distingue à peine.
Regard de mort.
Elle se déplace en frottant des pieds
pour aller dans les longs couloirs de la maison de retraite.
Des cheveux d'épouvantail.
Regard de mort.
Un dos de Quasimodo en robe.
Liliputienne
elle se déplace en marmonnant des mots sans aucun sens.
Je vais aller voir rua mère elle m'attend
et il faut que j'aille chercher
mes enfants à l'école.
Elle chantonne des chansonnettes,
Oh mon bateau.
Elle voulait souvent se sauver
mais elle ne réussissait jamais.
Regard de mort.
Elle est complètement inconsciente.
On disait qu'elle devait en avoir un grain
mais au fond d'elle pas si folle que ça.
Je vais aller voir ma mère elle m'attend.
C'est pas parce qu'elle avait fait son temps
qu'elle faisait n'importe quoi.
Regard de mort.
Elle était bien pendant quelques instants
puis elle répétait.

Le portrait de Marie est lui aussi très cohérent. Tous les éléments que le texte dévoile progressivement convergent pour renforcer l'impression désagréable donnée par les deux premiers vers : « Marie tient une boulangerie./ Une boulangerie sale, mal ran¬gée. »
Le personnage se révèle imbuvable et ses pratiques profession¬nelles douteuses. La conclusion tombe, inéluctable, et l'auteur ne cache rien de ses sentiments : « Pas envie de manger son pain ».

Marie tient une boulangerie.
Une boulangerie sale, mal rangée,
lavée une fois tous les quinze jours,
chewing-gums collés par terre.
Toujours de longues jupes, des pulls larges, des talons
aussi
- aussi un bouton sur la joue droite -
Sympathique, toujours le sourire à la bouche
avec les adultes
un peu sévère avec les enfants
Elle vend un peu cher
Elle vend du pain congelé, il n'est pas bon.
Elle est mamie depuis pas mal de temps
des petits-enfants de 10 à 12 ans
qui jouent dans la boutique
petits tracteurs, petit vélo, désordre.
Elle fait toujours le même menu, pizza et encore pizza
rouspète après le boulanger
après les enfants des clients aussi
«Touche pas ou je te fais payer ».
Pas commode Marie.
Pas envie de manger son pain.

[pages 91 à 107]

 

    Sélection de textes