
|
|
Roger Wallet, le passé en direct
par Jean-Louis Rambour

Soyons un peu hors sujet pour commencer. Attardons-nous donc un moment sur cette photographie montrant Roger Wallet en train de préparer une balade littéraire. Il ferme les yeux. La voiture est stationnée devant la maison natale de Pierre Garnier, dans le quartier Saint-Roch d’Amiens. Nous sommes deux mois avant la date prévue pour la performance : il s’agit de faire les premiers repérages sur les lieux, après avoir laissé parler et interrogé le poète tout un après-midi.
Faire des repérages et les faire sérieusement, qu’il y ait du monde ou pas le 15 juin pour suivre le guide dans le quartier où Garnier passa son enfance. En deux heures de temps, Roger Wallet va remplir une dizaine de feuilles de notes, de son écriture qui économise tout ce qui dépasse (les accents, la ponctuation, les cédilles) : les papiers sont là, sur ses genoux, la photo ne les montre pas. À l’instant de l’instantané, il ferme les yeux. Gros coup de fatigue. C’est que Roger Wallet souffre d’une profonde addiction au travail et qu’ici l’appareil l’a saisi dans sa seconde quotidienne de faiblesse.
Il a passé les trois jours précédents à Nantes pour le championnat de France de ping-pong (car l’homme est aussi habile de la raquette que du stylo) et il va devoir s’atteler le soir même à la rédaction d’un article de
20 000 signes qu’il confiera à la revue de la Fédération française de tennis de table. Sans compter qu’il a deux manuscrits à découvrir dans la semaine pour ses éditions Abel Bécanes, une fiche de lecture (prévoir trois pages) à rédiger pour un recueil de nouvelles qu’il a lu « deux fois très minutieusement et une troisième fois plus rapidement (1) », deux ateliers d’écriture à mener (ou trois, ça dépend de la quinzaine), le téléphone à décrocher parce qu’on lui demande un coup de main ou qu’on veut l’engueuler, le secrétariat d’une association d’écrivains à assurer, les conseils municipal, général, régional à secouer, et tous les centres, cercles, carrés culturels qui vous ignorent, ou ne comprennent pas grand-chose et veulent faire la leçon. Gros coup de fatigue, donc. Et puis, installé sur le siège arrière de la voiture, il a peut-être pensé qu’il pouvait se permettre cette petite introspection : on ne le verrait pas, ça ne l’empêcherait pas d’écouter, il n’en serait que plus réceptif quand il rouvrirait les yeux. Les forçats de la route font le Tour de France à vélo ; Roger Wallet, lui, est plutôt du genre forçat de l’écriture. Sans EPO.
Et les balades littéraires, bien qu’orales, sont de ses activités pour lesquelles il écrit sans doute le plus. Car tout est noté. S’il a un regard qui, sur une phrase précise, doit se perdre dans le vide, un pas qui doit se faire hésitant, un mouvement de la main pour remettre en place ses feuilles ; si en un endroit du trottoir il doit impérativement s’arrêter, ici impérativement tourner le dos à son public, là lui faire face en affichant une mine humble ou un air de défi, tout est écrit. Si « du côté droit de la rue, aux no 9 et 11, un vieux garage est retapé n’importe comment et (que) dans le toit de tuiles, il y a un grand emplacement simplement bâché (2) », tout est précisé, crayon noir sur papier brouillon. On ne sait jamais, ça peut servir. La Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Pérec doit sans doute traîner depuis toujours sur le bureau de Roger Wallet. Peut-être même la sait-il par cœur.
Les repérages faits, il établit un itinéraire pédestre qu’il parcourt ensuite lui-même, chronomètre à la main, en prenant soin de tenir compte du rythme lent d’un groupe. Tout hasard est apprivoisé. Parfois il sait avant de découvrir les lieux quels textes il dira parmi les siens déjà publiés et autonomes, ou parmi ceux de l’auteur dont il veut faire découvrir un aspect. La balade devient alors une anthologie orale de son travail ou du travail d’un autre, une sorte de biographie archéologique où une borne, un volet, un rideau soulevé, une mare, la cendrée d’une allée deviennent des prétextes à authentifier la fiction, un peu comme au château d’If on montre les cachots d’Edmond Dantès et de l’abbé Faria. Parfois ce sont les lieux qui provoquent la sélection de pages écrites ou amènent l’écriture de nouvelles pages. Roger Wallet aime ce concret sous la main pour mentir plus vrai et mentir davantage encore (3). Il aime aussi s’adresser à des êtres de chair dont il verra une bonne partie des réactions en direct, in live dit-on en français, des êtres qui pourront l’interrompre, dont le nombre, le comportement, les allures seront en mesure de modifier son fil directeur, sans pour autant qu’il se laisse aller à l’improvisation puisque sur ses feuilles plusieurs pistes sont prévues, praticables selon les circonstances.
En août 2006, à Mers-les-bains, le grand homme que Roger Wallet fit découvrir se nommait Zladkine Desmets, ethnologue d’un immense renom : quand on n’est pas à Amiens avec un Pierre Garnier à se mettre sous la dent, ou à Perthes – ce petit village de Champagne – avec un Boucher (4), il faut bien inventer. Ce jour-là, Roger Wallet lut beaucoup de pages de ce qui est devenu depuis avril 2008, aux éditions Abel Bécanes, Les Pensées de Kurgâr-le-Sage. Et ce jour-là, il démontra que la balade littéraire n’était pas seulement un parcours de quelques centaines de mètres dans une ville, à regarder une façade, une fenêtre, à détailler par exemple un terrain vague de trente mètres carrés, à utiliser une poubelle comme lutrin (à côté de la poubelle il y avait un Vespa et on aurait pu penser que Roger Wallet, l’auteur de La Blanche de Bruges (5) où le Vespa est si chargé de sens et de valeurs, lui aurait accordé sa préférence, mais non, il choisit la poubelle pour provoquer une intervention du public : « Ne restons pas là, allons jusqu’au jardin fleuri, on ne va tout de même pas sortir les œuvres complètes de Desmets sur une poubelle ! »), non, la balade menée par Roger Wallet fut aussi une balade dans tous les genres littéraires. Et genres, et registres, et niveaux, et types de discours, etc., furent présents à l’appel, à quoi s’ajoutèrent les compétences du comédien, du metteur en scène et du monteur et montreur d’images (une complice – en l’occurrence Cécile Odartchenko – avait en effet exhibé, pour étayer les affirmations du guide, de grandes illustrations plastifiées dont certaines avaient la particularité d’avoir été complétées par le pinceau du grand Miró lui-même puisque, dans un méandre de son récit, Roger Wallet avait permis aux destins de Miró et de Desmets de se croiser), compétences qui ont d’autres exigences encore que celles de l’écrit. Le tout, bien sûr, sous la protection tutélaire de Georges Pérec (Un rude été (6) avait eu, lui, la tutelle de Raymond Queneau) maintes fois cité.
Ce jour-là, le bonimenteur sut aussi faire vibrer l’émotion en direct : lorsqu’il évoqua le massacre du peuple Haoun, une sorte de génocide qui n’était pas sans connoter dans les esprits quelques images du Rwanda ; lorsqu’il évoqua les trois tentes qui suffirent à abriter les derniers survivants de ce peuple martyr, le public fut ému, plus silencieux, plus attentif. Encore un peu et Roger Wallet aurait pu faire passer une pétition pour demander que cessât enfin l’indifférence de la communauté internationale.
Ces moments où le public se fait avoir, où il ne sait plus où il met les pieds, où il se demande si c’est encore une galéjade ou s’il faut prendre au sérieux des paroles après tout autant respectables que celles d’un universitaire, ces moments Roger Wallet les adore, en jouit. Il aime alors sortir toute la panoplie des drames humains, d’un passé qui passe mal, d’une nostalgie créatrice ; il montre qu’il s’y connaît en pathos et, comme un hypnotiseur fait mystérieusement venir le sommeil, lui fait venir la larme au coin de l’œil tout aussi magiquement. La balade littéraire est ce qui lui permet de donner tout leur sens aux points de suspension, aux sous-entendus, aux ellipses ; de substituer les gestes à la structure grammaticale, de faire lire avec les mains ; de prendre un accent convaincant que le graphisme des lettres jamais ne reproduit ; de fredonner une ou deux rengaines en invitant de préférence Aznavour ou Trenet ; de sortir de la poche intérieure de sa veste une enveloppe qui contient la clé d’un mystère et oblige l’auditoire à s’interroger sur l’identité du narrateur : le virtuel est mis en scène, l’écrivain devient un accessoiriste. Un illusionniste.
Car la grande mystification de la littérature, Roger Wallet ne la théorise pas, ne l’approfondit pas dans des essais savants, non il la joue, la vit, la dompte en faisant claquer son fouet sur le sable de l’arène : en lui il y a du clown (souvent tragique, parfois marxiste à la manière des quatre frères du cinéma), du monsieur Loyal qui anime des représentations d’écriture. Il y a aussi chez lui une aspiration à l’humilité de l’écrivain que le caractère éphémère des performances réalisées lors de ses balades permet de rendre plus facilement crédible.
Roger Wallet dit souvent savoir où son rôle le situe et quelles sont ses limites. Il est un écrivain généraliste, un écrivain public qui voit dans la rue un prolongement de son bureau. Il prétend simplement être dirigé par le goût, le bonheur d’écrire. Lui le spécialiste des marionnettes (autre passion avec le stylo et la raquette) est un écrivain du spectacle, un écrivain de la fragilité qui donne aux verba (qui volent) autant de valeur qu’aux scripta (qui restent), comme disent les pages roses. Sur la photo il se repose parce qu’il est aussi très bien placé pour connaître la valeur du silence, du non-dit. Il ferme les yeux comme pour une brève ponctuation dans sa journée. Le point qu’au final il sait placer quand la messe est dite.
8 mai 2008 1. Courriel du 1er mai 2008.
2. Notes préparatoires à la balade littéraire du 1er juin 2008, à Saisseval.
3. La visite guidée de la maison amiénoise de Jules Verne, menée en octobre 2007, a été conçue selon ces deux principes. On la retrouve dans une plaquette publiée sous le titre Chez Jules Verne comme chez moi, dans laquelle, dès la cinquième ligne, la phrase « Je n’ai pas lu Jules Verne » précise bien que la nature des balades littéraires selon Roger Wallet n’est surtout pas celle d’une conférence documentée. Le titre prouve aussi que Roger Wallet aurait été à l’aise de la même manière dans la visite de n’importe quelle maison d’écrivain.
4. Balade menée à Abbeville en octobre 2007.
5. Roman paru en 2003 aux éditions G&g et aux Éditions du Petit Véhicule en 2009.
6. Roman paru aux Éditions du Petit Véhicule en 2009.
|