Les biclounes de l’Argilière


Dans la collection
Ed. Mons ad Theram,
2007

 

Le contexte

La ville de Montataire (Oise) a décidé de raser la petite Cité Jules Uhry (72 logements) construite en 1929 et qu’il est impossible de mettre aux normes de sécurité et de confort. Dans le cadre du programme urbanistique, des crédits « culturels » sont proposés pour le recueil des souvenirs de ceux qui y ont vécu. Sollicité par la bibliothèque et sa directrice, Nicole Capet, Roger Wallet propose au maire, Jean-Pierre Bosino, d’écrire « le roman de la cité ».
L’ampleur de la tâche l’incite à collaborer avec une amie, romancière à Senlis, Ella Balaert. Ils rencontreront une cinquantaine d’anciens résidents et mettront un an pour constituer le roman.

     
 

Le cadre romanesque

Le roman s’articule en quatre parties, dont chacune est confiée à un narrateur différent : Léon (né en 1920), le personnage central du livre, pour la 1ère (1929-1939) ; Jeanne, son épouse (née en 1922), pour la 2ème (1939-1945) ; Michel, leur fils (né en 1945) pour la 3ème (jusqu’au début des années 70) ; Anne-Marie, leur petite-fille (née en 1976), pour la 4ème (2005-2006).
Construit comme une saga familiale dont aucun personnage ne serait le « héros », sinon que très ordinaire, ce roman est aussi l’occasion de retraverser les trois quarts du siècle, avec ses drames et ses utopies, ses combats surtout. Tous les souvenirs racontés par les Montatairiens ont été repris dans le livre.

     

 

 

un extrait

(dernier chapitre)
La fin

28 janvier 2006.
Daewoo, Eurodem.
J’entends leur bruit, derrière les palissades en tôle, avant de les voir. Au sol, des gravats, un lavabo en aluminium, des fils de fer, des barbelés. Je regarde où je mets les pieds. Enfin je franchis le cordon, rouge et blanc, qui délimite le chantier. Ils sont là, ce sont bien eux. Les bulldozers. Bras de fer rouges et mâchoires métalliques grandes ouvertes. J’arrive juste à temps pour les voir déchirer à belles dents la cheminée d’un bâtiment. Fenêtres murées, démurées, démolies. Les pierres, en tombant, soulèvent la poussière. Attention ! crie quelqu’un, dans mon dos. Bien sûr, je fais attention. L’enfant, dans mon ventre, dort. Mais je cherche grand-père Léon. Je sais où le trouver. Je remonte la rue Jules Uhry, et soudain, sur ma gauche, surgit la cour. De ce qui fut l’appartement de mes grands-parents, ne restent que des bouts de carreaux cassés. Je m’engouffre dans l’escalier. Le sol est jonché de détritus, les appartements voisins vomissent, par les portes entrebâillées, des fils arrachés, des bouts de tuyaux, des poignées de porte, des faïences ébréchées. Je reconnais le dos de mon grand-père. Il se tient droit, pour donner le change. Il se tait. Il se souvient. Il écoute, peut-être. « Tout beau tout neuf », les premiers mots de l’oncle. La voix, depuis longtemps éteinte, de son père Georges « Fermez les yeux, les garçons, si vous voulez voir le miracle » et celle de Henriette, sa mère, qui l’appelait « mon goulu ». Je prends la main de mon grand-père dans la mienne. Nous redescendons dans la cour, en silence. Moi, je ne reconnais plus rien. Ici, un papier peint qui représente des motos. Une chambre de garçon, sans doute, mais je ne saurais dire qui. Là, des grappes de raisin, des fleurs, un décor de pique-nique à la campagne. Je me tourne vers mon grand-père :
– Et mamie ? Elle va bien ?
– Elle n’est pas venue, tu sais. Elle n’aurait pas pu. Voir ça, me répond-il, pudique, en embrassant la cour d’un geste large.
Nous rejoignons le reste du groupe. Direction l’école, et la réunion. Il y a là des officiels et des gens de la cité. Heureux de retrouver d’anciens amis, mon grand-père les rejoint aussitôt au fond de la salle. Je me tiens à l’écart, sur les côtés. Je ne connais presque personne ici, je suis venue pour mon grand-père uniquement. Dans un autre coin, il y a aussi des écrivains. Ils sont deux, chargés de raconter tout cela, soixante années de l’Argilière, des premiers logements à la démolition. Ils feront avec les souvenirs de tous ces gens. Ce qu’on va leur raconter. Ce qu’on va leur taire. « Moi, mes souvenirs, ils m’enterreront avec puisqu’ils vont tout détruire », dit une voix de femme sur ma droite. « C’est comme moi, lui répond un homme, je suis né là-bas. En partant, j’ai emporté un arbre, et de la terre, pour mon nouveau jardin »
Mon grand-père vient me voir.
– Ça va, Choupette ? Tu veux pas t’asseoir, dans ton état ?
– Ça va, ça va, ne t’inquiète pas pour moi. Mais toi ? Pas trop triste ?
– Oh, tu sais, c’est pas perdu. C’est là, me dit-il en pointant l’index sur son cœur. C’est qu’on en a eu du plaisir, là-haut, tu sais! Soixante six ans sans une dispute entre voisins. Mais faut savoir tourner la page. Puis eux, dit-il en montrant les écrivains du menton, avec un peu de pot, il nous tricoter quelque chose pour l’hiver, avec tout ce qu’on va leur raconter. Hein ? Pour quand on sera vieux !
– C’est pas demain la veille, grand-père, je lui réponds en sachant que c’est exactement ce qu’il veut entendre.
Il éclate de son bon gros rire.
– Ben tiens, c’est que la vie elle continue, dame !
Et quand il pose sa main sur mon ventre, je sens que le bébé se retourne, pour venir écouter de plus près ce que cette belle voix veut encore lui raconter.

(chapitre écrit par Ella Balaert)

     

Ella Balaert