Les Onze

Pierre Michon

 

adossés à la nuit

Dans « Les Onze » Michon recrée les paysages nocturnes de la Terreur et fouille dans les peurs obscures de l’écrivain.

Les Onze, ce sont les membres du Comité de salut public qui, de fait, tenait les rênes de la Convention et instaura, en 1794, la Terreur. De leur groupe émergent les noms de Saint-Just et Robespierre. Et de Collot, dont Michon fait le commanditaire du tableau les représentant et qu’exécutera François-élie Corentin. Plutôt « qu’aurait exécuté » puisque la défroque historique habille une fiction.

Michon aime creuser les gouffres obscurs de l’âme et « l’âme collective qu’on y voit, ce n’est pas le Peuple, l’âme ineffable de 1789, c’est le retour du tyran global... » Voilà ce qui, en vérité, l’attirait dans ce projet d’écrire : entrer « avec son sujet dans la nuit et dans l’hiver ». Il n’y entre pas en historien – il fait mine de prendre Michelet en caution – ni en enquêteur – s’il dénoue quelques fils de l’énigme qu’il a lui-même créée, ce n’est que prétexte pour creuser une peur nocturne et hiémale – mais en raconteur, en causeur, en maître d’école inspiré. Hiver, ainsi le décrète Michon. Pour qu’il gèle à fendre pierre, pour que les étoiles brillent claires dans la nuit noire, pour que s’installe le grande et irraisonnée terreur de ce qui peut advenir la nuit.

Les Onze aurait donc été une commande de Collot et ceux de sa faction pour parer aux excès imprévisibles de Robespierre. Soit. On ne cherchera pas davantage à s’en convaincre.

Car la force du livre est ailleurs que dans le fait historique : elle est dans la langue. Dans le lexique d’une rare beauté sonore et surtout dans la syntaxe ; on retrouve ici, avec un peu plus de brutalité et moins de sentiments la langue de Vies minuscules. Les longues périodes savamment architecturées mais qui ne cherchent pas à affirmer l’habile de leur construction : chez Michon, les incises, les enchâssements nous entraînent toujours plus au cœur de ce qui est à fouiller ou, brusquement, font tomber sur la phrase un éclairage inattendu, une effraction. C’est une vieille langue qui donne à voir le vieux temps.

J’aime à lire dans Les Onze une allégorie du travail d’écrire. Michon d’ailleurs risque : « Je me plais à croire que Corentin y a mis son père, onze fois, comme il y a mis onze fois, diversement et miraculeusement, tout ce qui était sa vie, son amour et son exécration, son pardon » car bien sûr ce n’est pas la nuit des autres que l’on peint – que l’on écrit – jamais. Comment parler de la nuit si nous n’y sommes pas ?

La leçon de Michon est là : il faut « [entrer] avec son sujet dans la nuit et dans l’hiver ». Se mettre en jeu, soi, dans sa peau comme dans ses mots. Sans doute est-ce là ce qui donne à sa langue un tel poids de chair qu’on ne le lit pas, Michon : on l’écoute nous parler.

Les Onze, Verdier