Portraits d'automne


Dans la collection
Le Dilettante

 

Un extrait

La première rencontre entre Marc Jimenez et Hélène Bogaert.

C'est alors qu'elle entra. Ce fut d'abord sa voix, haute et ferme, nerveuse, dès le premier coup d'œil le rouge fin des lèvres et la rousseur insolente des cheveux. Ils étaient tirés vers l'arrière, le chignon retenu dans un peigne de cuir fauve d'où dépassait la broche, dessinant sur la gerbe dorée une calligraphie d'une netteté fulgurante. Le visage glissait dans la douceur de la pièce, sur le blanc cassé du mur, comme l'éclat nacré d'un Modigliani. Il en avait le gracile étirement et l'épaisseur nostalgique des traits. Le nez très droit dessinait une ligne de crête avec l'ombre satinée sur sa joue gauche. Elle souriait. Les pommettes hautes renforçaient l'amande sombre des yeux. La jupe claire tombait près du corps avec élégance, dévoilant les jambes et les bas. Elle posa les sacs qui l'encombraient, «Il y a un monde fou en ville. Pourtant on est encore loin des fêtes. », et vint vers moi. Je ne voyais que son visage, à hauteur du mien, le dessin délicat des lèvres entrouvertes sur la blancheur du sourire. Elle laissa flotter sa veste et le chemisier tressauta sous le balancement des seins. Pas de soutien-gorge. J'avais cette remarque en tête quand elle me salua. Je me contentai de bredouiller un « Bonsoir » embarrassé. Elle avait à la main droite un mince anneau turquoise d'un vernis incarnat. L'éclat de l'index courait le long de la lèvre inférieure.

Son mari lui avait servi un porto. Elle prit place à côté de lui sur le canapé. La conversation revint sur le travail de Michel. Il avait dû redoubler à cause de ses absences trop fréquentes. Elle se lança dans des explications détaillées, examens, contre-examens, longs séjours dans les hôpitaux parisiens, pour finalement demeurer démunis face aux accès de fièvre et à la peur, juste avec la vague perspective que «Cela passerait avec l'âge ». Je ne pouvais détacher d'elle mon regard. De ses mains qui ponctuaient la conversation de gestes amples et aériens, comme une chorégraphie fugace et dépouillée, étrangement belle. Entre les lèvres et le sourire se jouait une partition sensuelle, ponctuée par l'éclat d'un grain de beauté près de la fossette gauche. Elle avait une façon désarmante d'user de maladresses dans le phrasé de la voix, dans la syntaxe même, dans la gestuelle un peu gauche, pour s'excuser d'une beauté aussi sûre d'elle. Elle avait au cou une fine chaînette d'or ornée d'une médaille que machinalement elle portait aux lèvres. Au bout des doigts brillait l'émail d’un vernis incarnat. L’éclat de l’index courait le long de la lèvre inférieure.
Elle avait croisé haut les jambes et la jupe plissée ne cachait pas totalement le genou. De la pointe du pied elle fit tomber les escarpins de cuir clair au décolleté cané et resta nu-pieds. Elle ne donnait à voir que l'avouable du nylon et la blancheur troublante de la gorge où la médaille reposait maintenant dans la pointe ombrée où se referme le col, taisant l'indiscrétion des seins qui palpitent dans la marche. J'étais pétrifié. J'imaginais les linges sous la jupe. Le slip satiné, nacré. Ou plutôt prune. Echancré sur le devant et bordé de guipure. L'odeur légèrement aigre de la transpiration dans le pli de l'aine, quand la main fait glisser le coton, emportant au passage les porte-jarretelles et les bas, avec ce picotement de la peau qui n'ose encore avouer de plus intimes abandons.
Monsieur Bogaert dut voir mon trouble. «Voulez-vous rester diner avec nous ?» Je souris, fis signe que non, je craignais de voir les mots me manquer. Je me levai, m'excusai de ce départ précipité en invoquant un rendez-vous et battis en retraite.

     

Dans la collection
Folio
  Trois questions à Roger Wallet

Janvier 99. Le Dilettante sort votre premier roman. Concert de louanges unanime dans la presse. Au début mars vous passez chez Pivot, à « Apostrophes ». Vous attendiez-vous à un tel succès ?

R.W. – Evidemment pas. J’avais certes écrit quelques nouvelles qui avaient été distinguées mais dans des sphères assez confidentielles. Et puis, passer de la nouvelle au roman, la différence n’est pas que dans la taille du texte… J’y ai été encouragé par le jury du Concours de L’Huma qui m’avait décerné son prix en 96. J’ai mis un an pour écrire ce bref roman et Dominique Gaultier a pris ensuite un an pour le sortir… Bien sûr, je ne boude pas ce succès – puisque toute la presse, du Parisien et du Figaro au Nouvel Obs, à L’Huma et à Télérama, a salué mon livre – mais il y a pas mal d’impondérables qui jouent aussi. Le plus évident est que c’était un « premier roman », genre qui plaît beaucoup aux critiques…

C’était aussi une histoire simple, pleine de charme comme les premiers amours, et qui pouvait aller entre toutes les mains.

R.W. – Je n’étais pas loin de la bluette. Il aurait suffi que mes personnages vivent réellement leur amour pour que j’y tombe. Heureusement, Jean-Pierre Cannet – avec les encouragements de qui j’ai commencé à écrire – veillait : c’est lui qui m’a conseillé de scénariser la fin comme elle est. Et je pense que le charme tient pour une grande part au fait qu’entre Marc Jimenez et Hélène Bogaert, il ne se passe somme toute rien…

Dix ans après,
quel regard portez-vous sur ce premier
roman ?

R.W. – Même si je relativise son succès – l’édition originale s’est vendue à 5000 exemplaires, ce qui est dérisoire par rapport aux grosses ventes du Dilettante, comme Gavalda – l’écho donné à ce livre m’irrite aujourd’hui. C’est loin d’être mon meilleur texte et je ne suis pas loin de penser que cela illustre le côté « snobisme parisien » de l’édition. Il ne faut pas se laisser embarquer dans cette médiatisation outrancière. Ce dont un écrivain a le plus besoin, c’est de savoir se situer, de savoir analyser ce qu’il fait. « Portraits d’automne » est une jolie histoire assez banale. J’avais des choses plus fortes à écrire. C’est exactement ce que Jean-Pierre Cannet m’a dit après « Apostrophes »…

     

Revue
INCOGNITA
n°5

 

Portraits d’automne de Roger Wallet

Comment s’arranger avec la vie quand on est déraciné et que la mauvaise saison s’installe. Roger Wallet signe une chronique belle et délicate.
Ce livre, aussi mince qu’une lueur, est une aubaine en ces temps d’agitation. Un charme discret, une force vive mêlée de tendresse et de désenchantement parcourent avec retenue cette centaine de pages. Ici, pourtant, rien de très ambitieux, sinon le
simple désir de raconter une histoire, qui pourrait être la nôtre, en suivant les délicats méandres, en s’abreuvant à la source chaude du souvenir. Portraits d’automne est le livre d’un destin, minuscule, ordinaire, de celui qui, arraché à ses racines, bascule dans un monde de transit. Originaire de Carcassonne, Marc Jimenez est un jeune instituteur que le mauvais sort conduit pour sa première affectation dans un petit bourg près de Beauvais.
Nous sommes au début des années soixante, l’air du temps est légèrement vicié ; comme beaucoup d’autres de sa génération,
Jimenez se retrouve jeté là « sans vraiment l’avoir souhaité, un peu par obligation, un peu parce que Quoi faire d’autre ?
La banque ? ». Quitter ses dix-huit ans, ses coteaux, ses oliviers, un père ex-combattant de la République espagnole, pour rejoindre là-haut l’odeur entêtante des betteraves, le choc est rude, à deux doigt de la désertion ou du suicide. Il faut pourtant s’y faire. Est-ce le paysage détrempé de la Picardie, « pays de pissats », qui déforme tant les visages et « ravine le coeur » ? Est-ce plutôt l’exil qui rend cette terre si absente ? Il faut pourtant s’accommoder de ces horizons moites et angoissants aux allures de steppes, cesécoliers silencieux et laborieux, ces hommes dont « j’entendais battre leur vie sans échappée, sans voyage », ce « parler […] très nasal, jeté sur la table comme une fatigue ». Jimenez s’enfonce dans la grisaille et le gel des jours sans fin. Seul, menacé par une existence « d’habitudes et de méthodes », le jeune instituteur s’abrite comme il peut pour se réchauffer le coeur : les demoiselles de son âge que l’on rencontre devant Jules et Jim, la photographie qui maintient l’oeil en éveil et laisse les traces de sa chère Occitanie, des moments perdus au bar des Deux-Rives, mais surtout la belle Hélène Bogaert, une troublante parent d’élève à l’histoire que l’on devine compliquée. Que fait-elle là ? Une autre solitude ? La lecture de Supervielle ou de quelques poèmes de René Guy Cadou aidant, il en tombera éperdument amoureux.
Dans Portraits d’automne, tout est en demi-teinte. La mauvaise saison s’étire, laissant ses pensionnaires fourbus devant le manque de perspectives. Roger Wallet jauge le monde à ras d’homme : attentif aux choses, respectueux des êtres, il nous offre une chronique pleine de délicatesse qui donne à la nostalgie une éternelle jouvence. Sous ce ciel bas, cette atmosphère lourde et poisseuse, sous cette « monotonie fuligineuse » qui suintent, palpite le coeur de la vie. Les bruissements de l’âme, les frissonnements du corps sont rendus avec une extrême retenue, comme s’il s’agissait de respecter un fragile et mystérieux équilibre.
Avec pudeur, avec patience, sans pathos, le regard clair et acéré, Roger Wallet parvient finalement à percer l’humide gangue d’un terroir hostile, avec pour seul recours, le bonheur des mots simples. Un travail de recomposition, proche de celui des peintres, vif comme un fugitif ravissement.

Philippe Savary
« L’Exil automnal », Le Matricule des anges, 1999