Soin de vous


Dans la collection
Accord CHB Ed.,
2006

 

Le contexte

Le centre hospitalier de Beauvais fête ses vingt ans. Vingt ans depuis que le vieil Hôtel-Dieu du centre ville a fait place à un bâtiment moderne excentré. A cette occasion, Patrice Brochon, chargé de communication au CHB, propose à R.W. d'écrire « un livre sur l'hôpital ». R.W. propose un recueil de nouvelles. Deux règles y présideront : que tous les services soient présents et qu'ils assument les textes – les fictions pour la plupart – qui parlent d'eux.


Le cadre d’écriture

Cinquante nouvelles donc. La première écrite concerne les malades d’Alzheimer. Le processus est toujours le même. D’abord, rencontre avec le chef de service qui explique le cadre médical, les enjeux, les avancées. Puis rencontre avec le responsable du personnel soignant qui, lui, entre dans le détail de cas et propose des sujets d’écriture ou des rencontres. Enfin, assez souvent mais pas toujours, rencontre avec un patient dont l’histoire servira de trame ou sera fictionnalisée.


     
une nouvelle
 

Jour de fête

Sans le réchaud et la poêle dans le recoin, ce serait un après-midi comme un autre. II y a ceux qui somnolent, accoudés à la table, ils ouvrent l'œil parfois, semblent à peine surpris de ce monde autour d'eux. D'autres se sont avachis en travers de leur fauteuil dans des poses maladroites, le sommeil les a pris au dépourvu, cheveux à la diable. Il y a ceux qui sont là de toute éternité, statufiés, le visage inexpressif donne à la silhouette une inquiétude tragique. Quelques-uns bavardent, échangent un regard, le silence parfois les engloutit au milieu d'une phrase.

Et puis il y a ceux qui déambulent, absorbés dans une incessante pérégrination; ils arpentent la rue des peintres jusqu'à la place Mary Cassatt - tous les couloirs, paliers et lieux communs ont été ainsi baptisés pour permettre de se repérer - et, glissant progressivement vers la pénombre, empruntent la passe¬relle, le couloir des chambres, avant de refaire à rebours le chemin vers la lumière pour déboucher sur l'agora, ses alignements de visages inconnus, son étrange musique de fond, le jour qui entre dru par les baies vitrées. Toute une ville dont la signalétique, les couleurs, les ambiances ont été conçues pour permettre à ces étonnants voyageurs de ne pas lâcher, pas tout de suite, pas trop vite, le petit fil d'Ariane qui les relie encore à leur vie.

Mais il y a la poêle sur le réchaud, le saladier plein à ras bord d'une pâte crémeuse et cette odeur qui point, il faut fouiller jusqu'à l'enfance pour la reconnaître : les crêpes du Mardi Gras. Des Bohémiennes s'activent aux fourneaux : clinquant des robes et foulard noir sur les cheveux, comme on s'habillait vers les dix ans pour aller quêter des bonbons et des œufs. Un petit groupe les entoure, scrutant leurs gestes avec étonnement. Une résidante se propose de sucrer les crêpes, un large chapeau de paille rehausse l'élégance de sa tenue.

Mais on s'agite à l'autre bout de la pièce parce que... « Ah! », il vient d'arriver. Il enfile ses bretelles, laisse aller deux-trois fois le soufflet comme un gros chien qui s'ébroue et l'accordéon expire son premier accord. On entend un «Ah! » de contentement sans bien repérer qui l'a poussé, et le refrain démarre mezzo, C'est la romance de Paris..., rien de tel qu'un petit Trenet pour raviver les souvenirs. Une femme bat des mains, une autre plonge dans un ravissement qui lui balance doucement la tête de droite et de gauche et agite le collier dont elle s'est parée. Parce que « les après-midi où l'on chante, on se fait belle ».

La musique enfle, prend de l'ampleur avec La valse brune des chevaliers de la lune... Le résidant qui jusque-là battait la cadence du bout des semelles répond à l'invite: il se lève pour danser avec la petite ramoneuse. Il faut remonter bien loin dans le siècle pour avoir connu ça, Ies petits Savoyards, on guettait leur passage à l'automne pour le plaisir de voir surgir, en haut de la cheminée, leur long bonnet à pompon couvert de suie. Ma voisine semble opiner, peut-être se souvient-elle mais l'étincelle de son regard fuit vite...

La shérif au stetson fauve a choisi la valse avec ce grand monsieur au visage gris qui m'a regardé longuement quand je suis entré; je lui ai souri, il m'a dit: «Elle était rouge, la voiture », j'ai demandé: « Quelle marque, la voiture?» et lui, du tac au tac, « «Triumph Spitfire! » et il s'est éclipsé, emportant son mystère.

Au front de l'accordéoniste la sueur perle bientôt mais pas de pause. Il est à son affaire avec les tubes éternels de la chanson française. L'animateur de la chorale assure la mélodie tout en distribuant le texte de la chanson, il tend le micro vers l'un ou l'autre, les encourage du geste et de la voix, « Mais si, vous connaissez! ». Tino fait un tabac avec Le plus beau de tous les tangos du monde. J'ai repéré en bonne place dans le cercle rapproché une résidante qui chante presque à s'époumoner, elle sait tout par cœur, une vraie encyclopédie, passe sans problème du tango à la java, Celle qui ensorcelle et que l'on danse les yeux dans les yeux...

Un visiteur est arrivé, un habitué visiblement tant if serre de mains. ll enlace une petite femme à l'allure tellement fragile, on penserait à la môme Piaf. Mais à celle de La vie en rose alors, car elle a pris le micro et entonne, dans sa langue natale, Je portugais, une chanson alerte et joyeuse qui doit parler de jeunesse et d'amour. Son fils la regarde avec attendrissement. Puis il l'emmène danser.

L'odeur des crêpes a envahi l'agora et, avec elle, une belle ambiance de fête et d'insouciance. La télé, tout au fond, ronronne pour personne. Je dis: „ Ils ont l'air heureux ». La soignante laiche sa poêle: « Il faut leur dire Je l'aine, l'aime que tu sois en vie... Pour certains, ça fait des années qu'ils ne l'ont pas entendu ».

Sur la piste, les couples tournent doucement, vont d'avant en arrière à petits pas. La maman portugaise s'est rassise. Je bavarde avec son fils. II est là tous les jours, ça lui arrache le cœur. « La famille, chez nous, c'est tout. J'aurais voulu la garder jusqu'au bout niais... » Les yeux s'embuent. Elle ne reconnait plus ses petits-enfants, est-ce qu'elle le reconnaît, fui, seulement? ll en doute parfois. Il me raconte le déchirement terrible de la voir s'enfoncer inexorablement dans la maladie. Tout à coup un sourire l'illumine: « Regardez-la! Elle adorait la tète et toutes les belles choses de la vie. » Riquita, jolie fleur de java : elle s'est levée et claque des doigts pour faire les castagnettes en tournant le buste. Avec quelle ferveur il la regarde rire... « N'allez pas croire que je sois comme ça... Je veux dire heureux de vivre... Cette maladie, c'est pire que la mort... » Un silence. Je demande: « Et à quel moment est-ce qu'on pleure? » Il détourne le visage, « Oh, pour ça, j'ai toute la vie... »

Dans le tourbillon des danses on a oublié qui était résidant et qui était soignant. Les soignants, ce sont ceux qui prennent la taille, guident les pas hésitants, relancent la chanson d'un grand éclat de rire et, on le pressent parfois à certains regards, ceux qui se retiennent de pleurer...

Service : gérontologie

     

La 4ème de couverture

 

« A travers une mosaïque de textes brefs conçus comme autant de très courts-métrages, Roger Wallet nous dit ces instants de vie, de bonheur et de souffrance, de médecine et de soins au Centre hospitalier de Beauvais, de 1986 à 2006. Il met en scène avec pudeur des dizaines de témoignages, forcément anonymes, et réussit avec talent à évoquer l’univers hospitalier, patients, soignants, médecins, et tous ceux qui travaillent au sein de l’établissement et lui insufflent son dynamisme. Par touches successives, se dessine un personnage aux facettes multiples, attachantes, l’hôpital de Beauvais, lieu des enjeux les plus forts : la santé et la maladie. Mais l’autre réussite de Roger Wallet est que, d’une commande, il réussisse à s’échapper pour imposer sa propre musique.
Son atout maître ? Cette humilité tenace, presque paysanne, qui s’obstine à extraire toujours et encore l’humanité des situations ou des « figures » qu’il aime à « tutoyer », l’air de rien. De son effacement même devant les personnages rencontrés, page après page, transparaît en filigrane, souvent indécelable à l’œil nu, un autre protagoniste, l’auteur. Celui-ci a un nom, il s’appelle Roger Wallet ! »

Patrice Brochon